
Libertas
Libertas est une divinité abstraite, typique des personnifications romaines comme Concordia (harmonie) ou Victoria (victoire). Son nom, dérivé de līber (« libre »), reflète une conception romaine de la liberté, à la fois individuelle (absence d’esclavage) et collective (autonomie politique). Contrairement aux grandes divinités comme Jupiter ou Mars, Libertas n’a pas de mythologie narrative complexe, mais elle incarne un idéal central de la République romaine, fondée en 509 av. J.-C. après l’expulsion des rois étrusques.
Son équivalent grec, Éleutheria, partage des racines étymologiques (eleutheros, « libre ») mais est moins personnifié dans la mythologie grecque, où la liberté est souvent un concept philosophique plutôt qu’une divinité à part entière. Libertas, en revanche, est profondément ancrée dans les institutions et les pratiques romaines, notamment l’affranchissement des esclaves (manumissio).
Certains textes tardifs la décrivent comme une fille allégorique de Jupiter (dieu souverain) et Junon (reine des dieux), soulignant son lien avec l’autorité divine et l’ordre social. Cependant, ces généalogies sont rares et probablement symboliques, servant à légitimer son rôle dans la propagande politique.
Rôle et symbolisme
Libertas incarne deux facettes de la liberté :
- Liberté individuelle : la libération des esclaves, un acte solennel où le pileus (bonnet phrygien) était remis à l’affranchi. Ce bonnet, porté par les esclaves affranchis lors des Saturnales, devient son attribut principal.
- Liberté politique : l’autonomie du peuple romain face à la tyrannie. Après l’assassinat de Jules César (44 av. J.-C.), Brutus utilise l’image de Libertas sur des monnaies pour célébrer la « libération » de Rome d’un potentiel dictateur.
Ses attributs visuels renforcent ce double rôle :
- Pileus : symbole universel de l’émancipation, souvent tenu à la main ou posé sur une lance.
- Vindicta : la baguette utilisée dans les cérémonies d’affranchissement.
- Sceptre : signe d’autorité et de souveraineté.
- Joug brisé : métaphore de la fin de l’oppression.
- Chat : moins fréquent, mais symbole d’indépendance, car contrairement au chien, le chat ne se soumet pas facilement.
Dans l’art, Libertas est souvent représentée en matrone romaine, vêtue d’une stola, avec une expression sereine mais déterminée, évoquant à la fois la dignité et la force.
Culte et manifestations historiques
Le culte de Libertas était à la fois religieux et politique, reflétant son importance dans la société romaine.
Temples
- Temple sur l’Aventin (238 av. J.-C.) : construit par Tiberius Sempronius Gracchus, père des réformateurs Gracques, après une victoire militaire. Ce temple servait aussi de dépôt pour les archives sénatoriales, symbolisant la liberté comme garante de l’ordre républicain.
- Temple sur le Palatin (58-57 av. J.-C.) : érigé par Publius Clodius Pulcher sur l’emplacement de la maison de Cicéron, détruite en exil. Ce geste était une provocation politique, Clodius utilisant Libertas pour justifier ses réformes populistes. Le temple fut démoli à la restauration de Cicéron.
Monnaies et propagande
Libertas apparaît fréquemment sur les monnaies romaines, notamment dans des périodes de crise :
- Après la mort de Néron (68 ap. J.-C.), Galba frappe des pièces avec Libertas et l’inscription « LIBERTAS POPVLI ROMANI » pour marquer la fin de la tyrannie.
- Sous Brutus (44 av. J.-C.), des deniers montrent Libertas avec le pileus, célébrant l’assassinat de César comme un acte de libération.
- Pendant la guerre civile (49-45 av. J.-C.), les factions républicaines utilisent son image pour rallier le soutien populaire.
Cérémonies
L’affranchissement (manumissio vindicta) était un rituel clé lié à Libertas. Devant un magistrat, l’esclave était touché avec la vindicta, symbolisant sa transition vers la liberté. Ce rituel, souvent effectué dans un temple de Libertas, renforçait son rôle comme protectrice des affranchis.
Libertas dans la politique romaine
Libertas était un outil idéologique puissant, invoqué par différentes factions :
- Républicains : les défenseurs de la République, comme Brutus ou Cicéron, associaient Libertas à la souveraineté du Sénat et du peuple romain (SPQR).
- Populaires : des figures comme Clodius ou les Gracques utilisaient Libertas pour promouvoir des réformes en faveur des plébéiens.
- Empereurs : même sous l’Empire, des empereurs comme Galba ou Trajan invoquaient Libertas pour légitimer leur pouvoir, bien que la liberté politique réelle fût limitée.
Cette ambivalence montre que Libertas était plus qu’une déesse : elle était un concept malléable, adapté aux besoins politiques du moment.
Influence post-romaine
L’héritage de Libertas s’étend bien au-delà de Rome, influençant l’art, la politique et les symboles modernes de liberté.
Moyen Âge et Renaissance
Bien que le culte païen disparaisse avec la christianisation, l’image de Libertas survit dans l’art et la littérature. Les humanistes de la Renaissance redécouvrent son iconographie, l’associant aux idéaux républicains des cités-États italiennes comme Florence.
Époque moderne
Libertas devient une source d’inspiration pour les révolutions et les démocraties :
- France : la figure de Marianne, née pendant la Révolution française, emprunte directement à Libertas. Le bonnet phrygien, porté par les sans-culottes, et le tableau de Delacroix La Liberté guidant le peuple (1830) en sont des échos.
- États-Unis : la Statue de la Liberté (1886), offerte par la France, est une réinterprétation explicite de Libertas. Conçue par Frédéric Auguste Bartholdi, elle porte une couronne radiée (inspirée du dieu solaire romain Sol) et une torche, symboles de lumière et de liberté. Son nom officiel, Liberty Enlightening the World, reflète cet héritage.
- Suisse et autres pays : Libertas inspire des figures nationales comme Helvetia (Suisse) ou la Dutch Maiden (Pays-Bas). Son effigie figure sur des monnaies modernes, comme les pièces suisses de 5 à 20 rappen ou l’American Gold Eagle.
Art et culture
- Dans la peinture, Libertas influence des allégories de la liberté, comme dans les fresques des palais républicains ou les affiches révolutionnaires.
- Au cinéma et dans la littérature, son image est reprise dans des figures héroïques symbolisant l’émancipation, bien que souvent de manière implicite.
Libertas dans le contexte contemporain
Aujourd’hui, Libertas reste un symbole puissant, bien que parfois controversé. Son image est invoquée dans des débats sur la liberté individuelle, la démocratie, et les droits humains. Cependant, comme à Rome, elle peut être appropriée par des groupes aux agendas opposés, des mouvements libertaires aux régimes autoritaires se revendiquant de la « liberté ».
Sur les réseaux sociaux, comme X, Libertas est parfois citée dans des discussions sur la liberté d’expression ou les symboles patriotiques, souvent avec des références à la Statue de la Liberté ou à Marianne. Des artistes et activistes continuent de réinterpréter son iconographie pour critiquer l’oppression ou célébrer l’émancipation.
Conclusion
Libertas, bien que moins narrative que d’autres divinités romaines, est une figure clé de la mythologie et de l’histoire. Incarnation de la liberté sous toutes ses formes, elle transcende les époques, des temples de l’Aventin aux statues modernes. Son ambiguïté – à la fois idéal universel et outil politique – en fait un symbole intemporel, toujours pertinent dans les luttes pour la liberté et la justice.